La viande cultivée met le mouvement animaliste à l’épreuve

Cette semaine paraît en librairie la traduction française de l’essai Clean Meat de Paul Shapiro, qui propose une plongée dans le domaine effervescent des startups spécialisées dans le développement de viande de culture. Parmi beaucoup de choses, cette avancée technologique peut être vue comme un test pour le mouvement animaliste : va-t-il la soutenir au bénéfice des animaux ? Ou au contraire vouloir freiner son développement ? Avec quel résultat pour les animaux ?black love

Il y a les mesures réformistes, les écrits abolitionnistes, les campagnes de sensibilisation, les actions directes, les cubes de la vérité, les stands d’information… Autant de démarches qui, à mon avis, selon les circonstances, ont leur utilité pour faire avancer la cause des animaux. Ces initiatives ont toutes ceci en commun qu’elles visent à rappeler à leur public cible la détresse vécue par les animaux destinés à être mangés par l’humain. Elles sont des moyens de pression institutionnels ou individuels visant à provoquer un changement de méthode de production ou de consommation.

Malgré les avancées qu’elles permettent d’obtenir, elles n’ont, à ce stade, pas induit de renversement radical en faveur des animaux tués pour la consommation. Et, soyons réalistes, elles risquent peu d’y parvenir dans les quelques années à venir, a fortiori dans des pays comme l’Inde ou la Chine, où la demande en viande est croissante.

La stratégie derrière la viande cultivée est différente. L’objectif clair est d’obtenir un produit moléculairement similaire à la viande conventionnelle, mais rentable, plus sain, plus écologique, et, surtout, qui ne nécessite l’abattage d’aucun animal. En commercialisant la viande de culture, les acteurs de ce secteur espèrent donc rendre la viande conventionnelle tout simplement obsolète, au profit du plus grand nombre. Il ne s’agit donc pas de persuader par des arguments éthiques, il s’agit d’offrir une option qui peut naturellement s’imposer selon la logique du marché.

On comprend facilement le potentiel astronomique que possède cette technologie : si elle devait être mondialement adoptée, elle pourrait pratiquement mettre fin à la souffrance des milliards et des milliards d’animaux abattus pour la consommation humaine. C’est l’exemple parfait de ce qu’on appelle une technologie de rupture (les anglophones parlent de disruption).

Pourtant, beaucoup de militants pour les animaux semblent s’y opposer. Il me semble que les motifs de désaccord s’articulent selon deux grands axes. La viande cultivée serait à rejeter 1) parce qu’elle est artificielle et 2) parce qu’à ce stade, elle ne permet pas de se passer à 100 % des animaux. Ci-après, je vais tenter de répondre à ces réticences.

J’estime que pour le premier point, une longue réplique argumentée n’est pas nécessaire. La viande de culture n’est pas plus ou moins naturelle qu’une brosse à dents, qu’un comprimé de vitamines, qu’une paire de lunettes, qu’un frigo dans lequel on stocke ses aliments, que la culture sélective de plantes… De même, elle n’est pas plus ou moins « chimique » que l’air qu’on respire, qu’un verre d’eau, que la viande conventionnelle ou encore qu’un bidon de désherbant (parce qu’en fait, tout est chimique).

Dans son principe, la fabrication de viande cultivée répond à un procédé simple : dans une cuve, on provoque la multiplication de cellules animales en les nourrissant. Les tissus musculaires se développent dans cette cuve de la même manière qu’ils le feraient à l’intérieur d’un organisme vivant (un animal). Il est tout à fait envisageable qu’à l’avenir, la fabrication de viande de culture sera accessible à madame et monsieur Tout-le-monde, à l’aide d’ustensiles comparables à des machines à pain. On voit bien que l’aversion que certains disent éprouver à l’égard de cette technologie est infondée et irrationnelle. En fait, je suis persuadé qu’une personne ayant mangé toute sa vie de la viande cultivée serait infiniment plus dégoûtée à l’idée de manger la chair d’un être vivant, renfermant des intestins, des agents pathogènes, des hormones (et des émotions).

Cultured+Beef+10
Oui je sais, cette photo de viande cultivée est utilisée dans chaque article sur le sujet. © Mosa Meat

Deuxième critique avancée par certains militants : le processus actuel de production impose le recours à des animaux, ce qu’ils jugent incompatible avec leur idéal abolitionniste. En effet, il est au départ nécessaire de prélever sous anesthésie un échantillon de cellules sur un animal pour commencer la production de viande de synthèse. Mais cet argument est un bon exemple de sophisme de la solution parfaite. Selon ce raisonnement, il serait préférable de prôner exclusivement une stratégie moralement immaculée mais peu efficace (convaincre l’humanité entière d’arrêter d’abattre des animaux) que de travailler sur une solution au potentiel concret phénoménal mais qui chatouille nos principes.

Rappelons que les animaux ne vivent pas dans le monde des idées, là où il est simple de bâtir nos principes moraux. C’est dans le monde réel qu’ils sont abattus en grand nombre : 70 milliards chaque année. La FAO prévoit même une hausse de la consommation mondiale de viande de l’ordre de 70 % d’ici 2050. De son côté, Mosa Meat, un acteur du secteur de la viande cultivée,estime que la technologie se suffirait d’une pâture de 150 vaches pour satisfaire la demande actuelle en viande.

Or il est réaliste de penser que les grandes enseignes mondiales finiront par se fournir en viande cultivée si celle-ci devient plus rentable que la viande traditionnelle (ce qui est évidemment un objectif). Va-t-on vraiment refuser aux centaines de milliards d’animaux concernés la possibilité d’être épargnés sous prétexte que cela demanderait, en retour, de pratiquer une biopsie indolore sur une poignée d’entre-eux ? En faisant le calcul coût-bénéfice, de quel côté penche la balance ?    

Un mot également à propos de la question de la solution nutritive, qui apporte l’énergie nécessaire à la division cellulaire. Car c’est sur la composition de ces nutriments que porte le plus grand défi technique actuel de la viande cultivée. Lors des premiers essais en laboratoire, les cellules étaient alimentées par du sérum de veau fœtal. Il est évident que pour des motifs éthiques, ce n’est pas la solution qui est retenue pour la viande cellulaire qui sera commercialisée dans les années à venir. Les startups (qui sont souvent composées de militants de la cause animale) travaillent actuellement à élaborer une solution nutritive exempte d’ingrédients animaux et suffisamment économique.

Bien sûr, je ne pense pas pour autant qu’il faille tout miser sur la viande cellulaire. La promotion du végétalisme, végétarisme et/ou flexitarisme reste nécessaire. Tout comme les messages de sensibilisation et les arguments d’ordre éthique. Certains craignent d’invisibiliser la pensée antispéciste en concentrant leur discours sur des thèmes comme la viande cultivée. Mais en fait,  je pense que l’inverse a plus de chance de se produire. Les personnes qui se mettent à consommer des produits pour lesquels aucun animal n’a été abattu sont automatiquement plus réceptives à ces arguments éthiques. Puisque leur mode de consommation n’est plus responsable de la mort d’animaux, elles ne sont plus sujettes à la dissonance cognitive.

Si on est d’accord avec les arguments étayés ci-dessus, on peut ressentir de la frustration à l’idée qu’une « simple » avancée technologique s’avérera potentiellement plus efficace pour changer une industrie que les efforts incessants de milliers de militants qui en appellent depuis des décennies à tenir compte de la vie des animaux. Ce n’est néanmoins pas la première fois que cela se produit. Dans son ouvrage, Paul Shapiro dresse l’analogie avec la très puissante industrie de la chasse à la baleine aux Etats-Unis, qui, avant le 20ème siècle, fournissait notamment le combustible nécessaire à l’éclairage. En dépit du travail des militants de l’époque, qui dénonçaient la cruauté de cette chasse, cette industrie finit par s’éteindre grâce… à la découverte du kérosène, un dérivé du pétrole, qui s’avérait plus efficace et moins cher que l’huile de baleine.

Nul ne peut affirmer avec certitude que l’élevage intensif d’animaux suivra le même destin, et sera bientôt remplacé par la viande de culture. Pour le bien du plus grand nombre, il convient néanmoins d’espérer que cette technologie surmontera les quelques défis qui se dressent encore devant elle. Et a fortiori de ne pas représenter soi-même un obstacle, en s’opposant publiquement à cette alternative si prometteuse.

Références complémentaires

 

7 réflexions sur “La viande cultivée met le mouvement animaliste à l’épreuve

  1. Par contre, je doute qu’il soit une bonne chose que des associations véganes soutiennent publiquement la viande de culture. C’est triste, mais je pense qu’en France les véganes ont tellement mauvaise presse que notre soutien provoquerait plus de rejet que d’adhésion à la viande de culture.

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    1. Je me suis posé la même question. D’un autre côté, la technologie risquerait alors d’être trop peu soutenue. L’effet positif doit dépendre de quelle association en fait une campagne, et de quelle manière. En Belgique, l’organisation GAIA s’y est engouffrée et les réactions médiatiques sont jusqu’ici plutôt bonnes !

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      1. J’ajouterais que les associations véganes qui sont les plus détestées (dans le genre de 269 Libération Animale) ne feront pas du tout la promotion de la viande propre (oui, je retiens ce nom…) puisque se sont elles qui sont le plus sujettes au sophisme de la solution parfaite, me semble-t-il.

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      2. Ce n’est peut-être juste pas aux associations véganes d’en faire la promotion? On peut très bien ne pas décrier ni mettre de bâtons dans les roues sans nécessairement promouvoir activement…

        De toute façon, un autre problème que peut poser le développement de la viande artificielle (et peut-être surtout si ce sont les végétaliens et véganes qui en font la promotion), c’est de perpétuer l’idée que les aliments d’origine animale sont essentiels ou tout au moins plus intéressants que les aliments d’origine végétale. Ça laisse penser que des alternatives végétales ne valent pas vraiment la peine d’être développées ni consommées. C’est pourquoi je pense que le rôle des associations véganes est plutôt de promouvoir une alimentation végétale sans s’opposer aux avancées technologiques qui présentent quand même de grands avantages au niveau éthique et de laisser aux entreprises de viandes cultivées le soin de convaincre elles-mêmes les consommateurs des vertus de leurs produits.

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      3. Oui, je n’affirme pas que les associations doivent faire ce travail de promotion. Mais je pense qu’il doit néanmoins être fait par quelqu’un. En plus d’informer le grand public, il s’agit surtout d’approcher les instances politiques et les entreprises. Le Good Food Institute aux Etats-Unis est probablement un bon exemple de structure à même de réaliser ce travail.

        Concernant le risque éventuel que tu évoques : mon sentiment est qu’il est très largement inférieur au bénéfice potentiel colossal de la technologie. Ici aussi, je crois qu’il ne faut pas réduire la question au prisme du grand public. Si les grandes entreprises sont un jour convaincues de l’intérêt de la viande cultivée, la viande traditionnelle pourrait devenir tout simplement obsolète d’ici 15 ou 30 ans. Nos avis vont peut-être ici diverger, mais il me semble irréaliste que la promotion des alternatives végétales puisse avoir un tel impact à cette échéance, surtout dans des pays comme la Chine ou l’Inde, où l’inverse se produit. Evidemment rien n’est certain, mais je pense que le bénéfice attendu dépasse de très loin le coût hypothétique.

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