Cachez ce burger que je ne saurais voir

Quel est le point commun entre la chaîne de fast-food Quick, la chanteuse Beyoncé, et le militantisme pour les animaux ? Pour ce qui va nous intéresser, c’est en tout cas un bon point de convergence… pour de nombreuses divergences entre courants animalistes. En tant que revendication sociétale, la cause animale se pare d’habits argumentatifs variés, qui ne manquent pas d’être abondamment débattus et critiqués par les militants véganes entre eux. Mais comment déterminer la meilleure approche, celle qui permettra d’atteindre le plus vite possible l’objectif posé : la libération animale ? De nombreux activistes ont examiné la question en long et en large. Est-ce que des cas d’actualité récents, appliqués à leurs découvertes et leurs conclusions, permettent de dégager une ligne de conduite plus efficace au profit des animaux ?

© Jennifer on Flickr - www.flickr.com/sweetonveg
© Jennifer on Flickr – http://www.flickr.com/sweetonveg

Début février 2015, la chaîne de fast-food Quick proposait à ses clients (potentiels) de lui soumettre, via un site internet dédié, des idées pour « améliorer » l’offre de l’entreprise. Les internautes pouvaient voter pour l’idée qui leur plaisait le plus. Sans nul doute, ce « Grand Référendum Quick » a été d’un point de vue publicitaire un bon concept marketing, qui a donné lieu à des propositions très diverses. Selon le règlement, les cinq idées les plus plébiscitées ont été soumises à un jury.1 Parmi celles-là se trouvaient plusieurs suggestions en faveur de la protection des animaux : proposer un menu végétalien, ne plus utiliser d’œufs de poules élevées en cages de batterie…2

Soutenues par plusieurs organisations de droits et de défense des animaux, ces initiatives ont pourtant donné lieu, sur les réseaux sociaux, à des levées de boucliers de la part d’une frange du mouvement végane. Parmi les craintes de certains militants, donner sa voix dans un concours organisé par une chaîne de fast-food classique représente une marque de soutien à une industrie vouée à l’appât du gain et dont il convient de rejeter toute initiative. Autre motif de réprobation entendu : dans le cas où Quick végétalise effectivement une partie de son offre, la chaîne attirera de nouveaux clients, verra son chiffre d’affaires augmenter, et en profitera pour servir encore davantage de viande dans sa gamme classique.

On peut voir derrière cette « affaire Quick » un véritable cas d’école, illustrant très bien les divergences d’opinion qui se verbalisent régulièrement parmi les animalistes, lors de discussions sur internet ou de vive voix. Sous plusieurs aspects, elle rappelle d’autres discordes, comme celle qui est apparue lorsqu’une certaine presse a rapporté que Beyoncé avait décidé d’adopter un régime végétalien… mais qu’elle avait été aperçue habillée d’une veste composée de fourrure de renard.3 Dans un mouvement de réprobation acerbe, les noms d’oiseaux ont volé à l’encontre de la chanteuse, qui a été accusée de trahir gravement la cause végétale. Des messages de haine qui n’auraient sans doute pas été aussi durs si la star était restée omnivore…

Des ponts peuvent être aisément jetés entre ces cas d’actualité et les stratégies élaborées par les organisations de défense des animaux qui ont coutume de cibler les décideurs et la distribution. Exemple évocateur : les démarches visant à convaincre les supermarchés et les marques de ne plus vendre ou utiliser, au minimum, d’œufs de poules élevées dans des cages de batterie. Emblématique des campagnes habituellement qualifiées de « réformistes » ou « welfaristes », cette démarche fait l’objet de critiques régulières de la part de militants véganes, qui craignent qu’en améliorant les conditions de détention des animaux, le consommateur « omnivore » achète des produits animaux sans culpabilité et qu’in fine, ces actions promeuvent la pratique de l’élevage.

Il est facile de comprendre pourquoi ces différents exemples suscitent tant de controverse. En tant que végétarien, végétalien ou végane, nous sommes souvent déçus ou frustrés que le monde autour de nous continue de banaliser la souffrance et la mort des animaux. Aucun argument moral ne peut légitimer des industries basées sur l’exploitation d’êtres sensibles, et pourtant notre société en est très largement dépendante. Cela peut s’expliquer de plusieurs manières : l’influence sociale, l’habitude, l’indifférence, l’égoïsme, le profit…

Nous avons modifié drastiquement nos habitudes de consommation, et nous attendons d’autrui qu’il en fasse de même. Seulement, ça ne se passe pas comme on l’espère. Très vite, on dénonce les incohérences dans les démarches des autres : « Tu es végétarien mais tu tues des animaux en mangeant des œufs. » « Je hais Beyoncé, elle porte de la fourrure alors qu’elle est végétalienne. » Très attachés au principe de la cohérence, nous nous plaçons dans une logique doctrinale de conversion : si la conversion n’est pas complète, l’effort déjà consenti est dévalué. C’est le point d’incohérence qui est décelé en premier, et pas l’avancée réalisée, aussi grande soit-elle. Pire : il n’est pas rare d’entendre que l’effort consenti par la personne ne sert à rien, puisque (par exemple) elle consomme encore du poisson ou des oeufs, ou qu’elle porte encore du cuir ou de la fourrure. Ou dans le cas du travail des associations : « améliorer la vie des animaux en élevage est contreproductif. »

Devant ce mode de pensée, et parce que la vie d’animaux en dépend, il est important de se souvenir de l’objectif central : créer du changement. Et c’est aussi parce que la cause que l’on défend dépasse notre simple personne qu’il faut le faire avec stratégie. L’association belge EVA l’a bien compris. Depuis 2000, elle réalise auprès du grand public un travail d’information et de sensibilisation sur l’intérêt d’une l’alimentation végétale, avec un succès assez inédit. Son secret ? Se concentrer sur des arguments d’ordre environnemental et sanitaire. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce sont parmi les principales raisons qui poussent ce grand public à se détourner de la viande. Chez EVA, tout est réfléchi en terme d’impact.

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Une visuel illustrant un résultat de l’organisation EVA.

Lors d’une conférence à l’International Animal Rights Conference (Luxembourg), Tobias Leenaert, son directeur, a expliqué plus en détails la stratégie derrière le travail de l’association.4 Plutôt qu'(essayer d’) apporter au grand public un discours rationnel et d’ordre éthique en espérant que s’ensuive un changement d’alimentation, EVA renverse le lien de causalité : en rendant bien plus accessibles les options végétariennes (en magasin, au restaurant…), elle amène naturellement un changement de consommation qui aboutit à une considération plus empathique des animaux. Selon cette logique, puisque le consommateur n’est plus dépendant des produits animaux, il n’a plus de conflit moral à envisager leur droit fondamental à la vie. Une approche dont l’efficacité est facile à démontrer : Gand, la ville d’origine d’EVA, est devenue une capitale mondiale du végétarisme, et la campagne « Jeudi Veggie », lancée il y a plusieurs années par l’association, est désormais relayée par les administrations des grandes villes de Belgique et a même fait son entrée en France, grâce au travail de l’Association Végétarienne de France.

Il apparaît en effet logique que dans cette optique et en matière d’habitudes de consommation, le changement est/sera un processus davantage endogène qu’exogène. Les entreprises s’adaptent à la demande changeante du consommateur. Le cas de Quick, cité en début d’article, constitue un excellent exemple. Constatant qu’une demande en burgers végétaux existe, la chaîne de fast-food ne passera pas à côté de ce marché en expansion. Soutenus par des campagnes de sensibilisation, les consommateurs se tourneront graduellement vers ces alternatives désormais à portée de main, et se détacheront toujours plus (dans leurs habitudes et leur attitude) de l’élevage d’animaux. Le cercle vertueux se met en marche.

S’il doit s’imposer, le mouvement pour le véganisme a donc intérêt à encourager les mesures progressistes consenties par les magasins et les restaurants. C’est exactement l’inverse que de désigner dogmatiquement des ennemis immuables, dont il faudrait rejeter toute avancée. Parce qu’elles exposent directement le grand public à des alternatives éthiques, et donc à un processus de réflexion personnelle, ces initiatives servent naturellement le but du mouvement de libération animale – peut-être même plus efficacement que les actions des associations elles-mêmes. La question de la motivation, bien sûr financière, des sociétés a bien peu de pertinence devant l’impact engendré pour les animaux. L’activiste américain Gary Yourofsky, rendu célèbre par ses conférences éloquentes, n’a pas un avis différent lorsqu’il incite les militants véganes, à l’occasion d’une interview, à soutenir les entreprises dans ces démarches.5

A plusieurs égards, l’exemple de la tempête d’indignation qui s’est abattue sur Beyoncé cristallise également les écueils que le mouvement pourrait éviter. Parce que la conversion de la chanteuse n’a pas été complète, elle aurait semé la confusion autour du concept du véganisme. Pire : elle aurait adopté une alimentation végétale « pour de mauvaises raisons », comme on a pu le lire. Ces motifs de réprobation sont malencontreux car il ne tiennent pas compte de l’influence exercée dans le contexte donné. Ils se focalisent sur les insuffisances en occultant l’énorme progrès effectué, qui dépasse justement, et de loin, les faiblesses. Dans une société où le véganisme est encore excessivement minoritaire, le fait qu’une star médiatisée adopte un régime végétalien est une opportunité inespérée de populariser la cause d’un changement de consommation. Et comme nous l’avons vu, il ne peut être question de devenir végétalien « pour de mauvaises raisons »  quel dommage de l’affirmer alors qu’il s’agit de la vie d’animaux épargnés. Faisons preuve de bon sens : saluer ces progrès est plus efficace que nous confiner dans la critique perpétuelle.

Ces réflexions concourent avec les conseils donnés par Nick Cooney, le fondateur de l’association américaine The Humane League. Nick Cooney a élevé le militantisme pour les animaux au rang de discipline, dans le sens où une discipline doit répondre à une méthode scientifique. Et qui dit méthode scientifique dit théories, expériences et observations. Puisque le mouvement pour les animaux vise un changement de comportement, il apparaît déraisonnable d’agir sans se demander quelles actions sont susceptibles d’être efficaces. Compilant les résultats d’expériences et d’études existantes, Cooney présente ses conclusions lors de conférences (dont les vidéos sont disponibles en ligne6) et dans deux essais7 8. Il en ressort que si nous voulons avoir un impact – c’est à dire amener un changement durable de comportement alimentaire, et donc sauver des animaux –, il ne faut pas avoir peur d’ajouter dans son discours des arguments sortant du domaine de l’éthique animale. Par exemple, nous savons que la norme sociale exerce un poids considérable sur la façon dont les gens perçoivent un mouvement. Et à cet égard, le gain de popularité que connaît le véganisme est un formidable outil de sensibilisation : les célébrités converties, le nombre grandissant de restaurants végétariens… : mentionner les manifestations de cet « effet de mode » se révèle très efficace.

Une réflexion stratégique peut aussi s’imposer pour saisir l’importance du travail des organisations de défense des animaux qui s’efforcent de soulager les animaux de leur souffrance. Car après examen, le rejet de ces actions par crainte qu’elles cautionnent au final la pratique de l’élevage (le fameux « c’est contreproductif ») ne trouve pas de fondement dans la réalité. Dans un article étoffé, l’activiste Martin Balluch, président de l’association autrichienne VGT, explique pourquoi la démarcation idéologique entre une action de type abolitionniste et une action de type réformiste est, dans un contexte réel, essentiellement arbitraire.9 Beaucoup d’actions menées par des associations taxées de « welfaristes » ou « réformistes » sont étymologiquement d’ordre abolitionnistes : interdiction de l’élevage d’animaux pour la production de fourrure, interdiction des tests sur animaux pour produits cosmétiques, interdiction des animaux (sauvages) dans les cirques…

Plus important : la distinction idéologique entre les deux courants manque d’autant plus de pertinence qu’elle ne ne tient pas compte de la cible visée. Il est par exemple utile de faire la distinction entre une action politique et une action citoyenne. Les deux n’ont pas la même démarche, la même portée, et, surtout, elles visent des publics différents. La campagne de l’organisation belge GAIA contre l’abattage rituel sans étourdissement offre une bonne illustration. En septembre 2014, GAIA a organisé une manifestation qui réclamait l’obligation d’étourdir les animaux chaque abattage, rituel y compris.10 Elle s’adressait à la classe politique et visait un objectif atteignable à moyen terme : l’interdiction de l’égorgement en pleine conscience est une revendication qui a de bonnes chances d’aboutir, il y a des antécédents dans d’autres pays et des propositions de loi ont déjà été introduites en Belgique. Cette manifestation est à distinguer, par exemple, de l’annuelle Marche pour la fermeture des abattoirs, qui ne s’adresse pas aux politiques ou ne vise pas une réaction directe de leur part ; son objectif est de faire connaître l’alimentation végétale en tant que revendication citoyenne en place. Devant l’intense souffrance, facilement évitable, que provoque l’abattage sans étourdissement (un rare consensus vétérinaire existe sur la question) et la possibilité d’obtenir son interdiction, il serait déraisonnable de ne pas réclamer cette mesure, et a fortiori de s’y opposer pour des raisons idéologiques.

Dans son article, Martin Balluch démontre aussi l’utilité des demandes de changements contraignants pour le consommateur, par opposition aux seules campagnes de sensibilisation. Avec pour exemple les démarches pour en finir avec l’élevage de poules en cages : selon un sondage datant de 2004, 86 % des Autrichiens étaient favorables à une interdiction de ce type d’élevage. Pourtant, au même moment, 80 % des œufs vendus dans le pays provenaient toujours de cages de batterie. Finalement, suite à un intense travail de pression, ces œufs ont été définivement enlevés des rayons des supermarchés autrichiens en 2005. En terme de changement de consommation, supprimer une offre problématique (« changer de système », pour Balluch) correspond à un résultat de 100 %. Contre quelques pour cents lorsqu’il s’agit d’essayer de convaincre les consommateurs de veiller au minimum à ne pas acheter d’œufs de batterie.

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Un visuel de l’organisation GAIA, pour protester contre l’utilisation d’œufs de poules en cages dans les produits préparés.

GAIA a très bien compris la force de cet impact, et le rôle utile qu’il est possible de jouer auprès des décideurs et du secteur de la distribution. Outre le monde politique et peut-être avant le grand public, l’organisation belge a trouvé une cible toute désignée en l’objet des chaînes de supermarchés et de restaurants. Une stratégie payante : par un effet domino déclenché il y a plusieurs années, l’organisation persuade régulièrement marques et grandes surfaces d’adopter un cahier des charges toujours plus sévère. Ainsi, dans les supermarchés belges, vous ne trouverez plus d’œufs frais de poules élevées en cages. Un grand nombre de chaînes de restaurants et de marques de sauces et de pâtes ont aussi décidé de bannir les œufs de batterie dans leurs produits. Comme l’explique Balluch, ces démarches sont à la fois graduelles et continues. Cela signifie qu’elles vont toujours plus loin vers les droits des animaux, à mesure que les résultats intermédiaires sont atteints. Ici aussi, on voit que l’opposition entre réformisme et abolitionnisme a peu de champ d’application.

Quant à savoir si les campagnes pour les réformes de système d’élevage déculpabilisent les gens dans leur consommation de produits animaux, Balluch indique qu’il n’existe aucune donnée appuyant cette thèse. Et l’inverse serait plutôt vrai. Puisque « le bien-être animal et l’empathie constituent la base psychologique des droits des animaux » et que le soutien populaire pour des réformes en faveur des animaux en élevage ne cesse de croître, les gens s’ouvrent inévitablement à l’idée des droits des animaux. Dans les faits, il est vrai que la hausse d’attention pour le concept des droits des animaux va de pair avec les lois de bien-être animal. « Une société qui n’impose aucune restriction à l’usage des animaux non humains les considère comme des marchandises au service des humains, dénuées de toute valeur éthique », explique Balluch.11

Bruce Friedrich, un autre activiste notable, apporte un complément d’éclairage à cette question. Chargé de campagnes pour l’organisation (et sanctuaire) américaine Farm Sanctuary, il a signé un article sur l’impact des actions menées par les organisations12, et débattu à ce sujet avec d’autres militants à l’occasion de conférences.13 En premier lieu, Friedrich demande de ne pas négliger l’importance des réformes pour les animaux. Elles représentent souvent une amélioration significative pour eux. Entre mourir égorgé en pleine conscience ou en état d’inconscience, entre vivre toute sa vie dans une cage individuelle ou dans un enclos plus vaste et en groupe, il y a des différences majeures qu’il ne faut ni oublier, ni rejeter d’un revers de main. Bien sûr l’animal sera abattu dans tous les cas, bien sûr il subira d’autres sévices ; il ne s’agit pas de minimiser son sort. Il s’agit pour Friedrich de soutirer des décideurs toutes les améliorations qu’il est possible d’obtenir au profit des animaux. En appliquant le principe de la règle d’or, il s’agit de reconnaître que si nous étions cet animal enfermé toute notre vie dans une cage, sans même la possibilité de nous lever, nous verrions la possibilité d’évoluer dans un enclos comme un énorme soulagement, sachant que notre libération complète ne pouvait pas être obtenue dans l’immédiat.

Enfin, Friedrich corrobore les observations de Balluch : la psychologie nous apprend que lorsque nous avons déjà réalisé un premier petit effort dans une voie, nous sommes beaucoup plus enclin à travailler de façon plus conséquente dans la même direction. La règle s’applique sans nul doute au cas de la médiatisation du thème du bien-être animal. Informé de plus en plus régulièrement des conditions de vie des animaux en élevage et des réformes qui y sont apportées, le consommateur moyen pourra de moins en moins ignorer son malaise lorsqu’il mange un animal auquel on accorde une attention de bien-être croissante. Une projection qu’est d’ailleurs venue prouver une étude réalisée à ce sujet par l’Université du Kansas. Sur la base d’une analyse à l’aide des articles de presse informant la population sur le bien-être des animaux en élevage, les chercheurs sont arrivés à la conclusion que « dans l’ensemble, l’attention médiatique au bien-être animal engendre des effets négatifs sur la demande en viande américaine.14 » D’ailleurs, comme l’observe Friedrich, les pays dans lesquels il n’existe pratiquement aucune norme de bien-être pour les animaux comptent également très peu de véganes. N’est-il pas raisonnable d’y voir un lien de causalité ?

Quel est alors le point commun entre les observations et conseils des différents militants présentés ici ? Sans doute qu’il faut agir avec esprit de stratégie : l’enjeu du mouvement pour la libération animale est trop grand pour que l’on s’arrête à nos propres réactions d’émotion. En corollaire, et toujours pour le bien des animaux, faisons également la distinction entre ce que nous avons envie de dire et ce qui a réellement un impact. Les militants véganes sont en décalage avec ce que le grand public considère comme « normal ». Puisqu’un changement de comportement est l’objectif visé, au moins deux paramètres ne peuvent pas être mis de côté : la vision psychologique (à laquelle s’attachent Leenaert et Cooney) et la vision politique ­ dans le sens large du terme (comme l’illustrent Balluch et Friedrich). Cela impose de reconnaître les avancées lorsqu’elles se présentent, et de les employer dans un sens qui profite aux animaux.

C’est en essence le travail des organisations qui agissent auprès des décideurs, et qui ont bien conscience du caractère intermédiaire de leurs victoires. On l’a vu, l’intention derrière ces démarches ainsi que leur impact n’offrent pas de fondement à un rejet d’ordre idéologique. Il n’est pas simple de devoir pondérer un message que l’on sait vrai. Auprès d’un certain public, il s’agit néanmoins d’une nécessité, commandée par l’exigence de résultat. Pour autant, il ne s’agit pas de s’abstenir de tout discours appelant à la fin de l’exploitation des animaux. Contrairement aux actions pour des évolutions graduelles, ces discours dits abolitionnistes font peu l’objet de remises en question, ils n’ont donc pas été examinés ici. Et de fait, pour être entendu, répandu et finalement accepté, ce type de revendication doit être mis en avant, et beaucoup d’activistes et d’organisations prennent en charge ce travail nécessaire. Simplement : la cause des animaux et du véganisme a cette superbe particularité qu’elle peut être défendue en utilisant des approches et des arguments très divers. Sachons les mettre à profit et créons davantage de points de convergence.


Sources et références :

1 Le règlement du concours organisé en France est disponible via ce lien : <http://www.legoutdenfaireplus.fr/rules> (consulté le 29 mars 2015)

2 Proposition visant à stopper l’utilisation d’oeufs de cages : <http://www.legoutdenfaireplus.be/ideas/9736> (consulté le 29 mars 2015) Proposition visant à intégrer des options végétales : <http://www.legoutdenfaireplus.fr/ideas/6249> (consulté le 29 mars 2015)

3 SELBY, J., « Newly vegan Beyoncé wears fox fur to dine in meat free restaurant », [6 décembre 2013], in : The Independent <http://www.independent.co.uk/news/people/news/newly-vegan-beyonce-wears-fox-fur-to-dine-in-meat-free-restaurant-8988883.html> (consulté le 29 mars 2015)

4 Une vidéo de cette conférence, sous-titrée en français, est disponible via ce lien : [https://youtu.be/UDGFRUe84p8] (consulté le 29 mars 2015)

5 La vidéo de cette interview est disponible via ce lien : [https://www.youtube.com/watch?v=oIIF3Y3qMLg] (consulté le 29 mars 2015)

6 L’une de ces vidéos est disponible via ce lien : [https://www.youtube.com/watch?v=UUEGBDpmX0A]

7 COONEY, N., Change of Heart: What Psychology Can Teach Us About Spreading Social Change, Lantern Books, Herndon, 2010

8 COONEY, N.,Veganomics: The Surprising Science on What Motivates Vegetarians, from the Breakfast Table to the Bedroom, Lantern Books, Herndon, 2014

9 BALLUCH, M., « Abolitionnisme versus réformisme », [décembre 2008] in : Les Cahiers antispécistes, <http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article370> (Consulté le 29 mars 2015)

10 S.n., « Des milliers de manifestants à Bruxelles contre l’abattage sans étourdissement des animaux », [28 septembre 2014], in : Le Soir <http://www.lesoir.be/665793/article/actualite/belgique/2014-09-28/des-milliers-manifestants-bruxelles-contre-l-abattage-sans-etourdissement-des-an > (Consulté le 29 mars 2015)

11 BALLUCH, M., Op. Cit.

12 FRIEDRICH, B., « Getting from A to Z: Why Animal Activists Should Support Incremental Reforms to Help Animals », [21 février 2011] in Huffington Post, <http://www.huffingtonpost.com/bruce-friedrich/getting-from-a-to-z-why-p_b_825612.html>

13 La vidéo d’un débat entre Bruce Friedrich et le militant abolitionniste Gary Francione est disponible via ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=UJ1qFdR1cHA (Consulté le 29 mars 2015)

14 TONSOR, G.T., et OLYNK, N.J., « U.S. Meat Demand: The Influence of Animal Welfare Media Coverage », [Septembre 2010], Kansas State University

10 réflexions sur “Cachez ce burger que je ne saurais voir

  1. Très bon article merci beaucoup pour les explications ! Par expérience je sais que ce n’est pas toujours facile de discuter avec des végétaliens, j’ai souvent l’impression que les changements que je fais sont peanuts à leurs yeux ^^ C’est souvent tout ou rien. En tous les cas votre approche est bien plus motivante ! Bonne continuation 🙂

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  2. A reblogué ceci sur Peuvent-ils souffrir ?et a ajouté:
    « Plutôt qu'(essayer d’) apporter au grand public un discours rationnel et d’ordre éthique en espérant que s’ensuive un changement d’alimentation, EVA renverse le lien de causalité : en rendant bien plus accessibles les options végétariennes (en magasin, au restaurant…), elle amène naturellement un changement de consommation qui aboutit à une considération plus empathique des animaux. Selon cette logique, puisque le consommateur n’est plus dépendant des produits animaux, il n’a plus de conflit moral à envisager leur droit fondamental à la vie. »

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  3. Merci beaucoup pour cet excellent article de synthèse sur l’évolution de la définition « animal » dans notre société 🙂
    Je suis également convaincu qu’il ne peut y avoir de révolution vegane, et que culpabiliser le consommateur ne résoudrait rien. Il faut, comme tu le précises, souligner les divers et très nombreux arguments en faveur d’une vie dénuée de quoi que ce soit venant de l’exploitation animale.

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  4. Sans vouloir entrer dans les détails sur toutes les réflexions abordées dans cet article…
    Parce que dans l’ensemble, je trouve que toutes ces réflexions et approches sont intéressantes et utiles, même si en compilant l’ensemble de ce que j’ai pu lire et voir, je ne suis pas capable, en ce qui me concerne, de donner un avis aussi tranché « pro-réformiste »/’anti-réformiste ». J’ai toujours l’impression que les uns et les autres vont avoir des réflexions biaisées et souvent poser a posteriori des arguments peu vérifiables ou mal vérifiés, pour rationnaliser leur choix de stratégie… Ce qui fait que ma position, en général, est de ne dénigrer aucune approche, et de ne surtout pas entretenir les conflits entre des stratégies qui se croient divergentes…

    En vérité, ce que j’ai vu et lu de Tobias Leenaert et Nick Cooney ne m’a pas convaincu à 100% (Je ne pense pas, par exemple, que se contenter de leurs seules stratégies militantes serait suffisant pour obtenir un changement significatif et irréversible. Notamment parce que, d’après certaines statistiques, la majorité des végétariens pour raisons de santé ou écologie ne le restent pas. Et aussi parce que je ne vois aucun point commun dans leurs stratégies avec d’autres stratégies utilisées sur d’autres types de militantismes égalitaristes qui auraient connu des succès. Donc l’histoire du militantisme ne confirme pas que leurs stratégies soient suffisantes pour obtenir un résultat.).
    Mais pour montrer l’intérêt du réformisme je m’appuierais surtout sur Sharon Nunez :

    Bref, en dehors de ça, je reviens juste sur un point :
     » Cette manifestation est à distinguer, par exemple, de l’annuelle Marche pour la fermeture des abattoirs, qui ne s’adresse pas aux politiques ou ne vise pas une réaction directe de leur part ; son objectif est de faire connaître l’alimentation végétale en tant que revendication citoyenne en place. »

    J’ai l’impression qu’il y a une mécompréhension.

    L’objectif de la Marche pour la Fermeture des Abattoirs n’est pas de « faire connaître l’alimentation végétale en tant que revendication citoyenne ». L’objectif de la Marche est de revendiquer l’abolition de la viande (de la chasse, la pêche, l’élevage). Ca n’est ni plus ni moins que ça.
    Faire connaître l’alimentation végétale est ce qui rend cette revendication possible, et c’est effectivement indispensable que d’autres actions/acteurs travaillent à faire connaître l’alimentation végétale, mais ça n’est pas l’objectif de la Marche elle-même.
    L’objectif de la Marche, c’est de poser le projet de l’abolition de la viande au niveau politique, concrètement, par nécessité de justice pour les victimes directes. Un projet qui peut et doit être débattu par la société entière, et qui devra bien, un jour ou l’autre (quand la revendication sera portée par suffisamment de monde), être pris en compte également au niveau politique.
    On n’est pas encore actuellement dans un objectif de résultat immédiat, de réaction directe des politiques (Encore que si des politiques commencent déjà à envisager le projet en entendant parler de la Marche, personne n’ira s’en plaindre. Et sachant que le site d’EELV Paris a relayé l’appel à la Marche de 2015, on peut quand même constater que ça touche déjà les politiques.) Mais on est malgré tout dans l’objectif de projet politique concret, qui devra être envisagé comme tel… Et pour ce faire, on est dans l’immédiat, dans un objectif de « politisation de masse » de toutes les personnes qui peuvent se sentir déjà capables de s’emparer de cette revendication, et qui n’osaient pas jusqu’alors l’envisager avant d’en entendre parler (y compris nombre de végétarien.ne.s qui ne voient/voyaient le végétarisme que comme un « choix moral personnel » ou un « mode de vie », sans impératif moral, sans objectif politique envisageable).

    Si le fait de médiatiser la Marche permet, dans la même dynamique, d’aider à populariser l’alimentation végétale (ou d’autres sujets concernant la cause animale) et d’aider l’alimentation végétale à se développer, de participer à la diminution de consommation de chair animale et produits animaux, d’affaiblir économiquement l’industrie de la viande, alors tant mieux (puisque c’est aussi quelque chose de nécessaire pour l’abolition de la viande), mais ça n’est pas dans ce but premier que la Marche existe.
    (Même si je pense personnellement que ça agit très certainement aussi dans cette dynamique, puisque réfléchir à l’immoralité de l’exploitation animale incite forcément à réfléchir à sa participation personnelle à cette exploitation. Et c’est donc une raison de plus de soutenir la Marche.)

    La nuance peut sembler symbolique et dérisoire, mais je crois qu’elle a quand même son importance. Ne serait-ce que parce que personnellement, j’ai mis des années avant d’oser envisager puis revendiquer l’abolition de la viande, alors que j’étais déjà végétarien pour raison éthique depuis bien longtemps.
    La nuance, c’est d’accepter d’imaginer une loi (ou un ensemble de lois, à l’issue d’un relativement long processus politique, économique, etc. -donc réformiste-) qui interdise (au moins) de tuer des animaux pour le plaisir (même gustatif).

    Je poste quelques liens qui en parlent peut-être mieux que moi :
    http://insolente0veggie.over-blog.com/article-pour-l-abolition-de-l-esclavage-pour-l-abolition-du-veganisme-118279044.html
    http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article363
    http://meat-abolition.org/fr/presentation

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    1. Merci beaucoup pour ces réactions pertinentes ! Je note le commentaire sur le risque de la démonstration a posteriori, qui a du sens.

      Pour le reste, comme l’explique bien Friedrich dans son débat avec Francione et comme tu le soulignes, il est important au strict minimum de ne pas dénigrer publiquement une approche (réfléchie) qui peut tout à fait tendre en parallèle vers le même objectif qu’une autre approche.

      Merci aussi pour le lien de la présentation de Sharon Núñez, je ne l’avais pas vue.

      Concernant la partie sur la Marche pour la fermeture des abattoirs : deux réponses.
      – C’est en effet une mauvaise formulation de ma part. Il est moins question de la promotion d’un type d’alimentation que de l’abolition d’une pratique.
      – Néanmoins, le syntagme « on ne vise pas une réaction directe [des politiques] » est, je pense, important. Si l’on essaie de se projeter dans un avenir plus ou moins proche, je pense que la fermeture des abattoirs deviendra, avec l’aide d’un changement de consommation et donc d’offre, une revendication probablement d’abord portée par les citoyens, une certaine presse, de plus en plus de penseurs, pour avoir finalement une résonance dans le monde politique (et en passant sans doute par une série d’étapes intermédiaires et de contre-réactions d’ordre économique). Cela étant dit, c’est bien sûr une revendication politique au sens littéral = « qui a rapport à la société organisée ». Et je partage entièrement le reste de ton analyse.

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  5. Merci beaucoup pour cet article, j’avais moi-même été très agacée par les réactions outrées face à l’initiative de Quick (très citadines, très bourgeoises, très puristes). Bref, je ne peux qu’être soulagée de lire de tels propos.

    Par contre, je suis vraiment perplexe par rapport à ceci :

    « L’activiste américain Gary Yourofsky, rendu célèbre par ses conférences éloquentes, n’a pas un avis différent lorsqu’il incite les militants véganes, à l’occasion d’une interview, à soutenir les entreprises dans ces démarches. »

    On parle bien du même type qui exhorte à faire subir les pires atrocités aux personnes qui tuent des animaux et à violer des femmes qui portent de la fourrure ?

    Du même qui a ordonné un une femme qui lui demandait des conseil pour savoir comment parler à son époux pour qu’il songe au véganisme de lui poser un ultimatum avec force propos sexistes à l’appui ?

    Merde… Ce type est donc encore plus hypocrite que je ne le pensais !

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